Comment les médias forment et déforment notre réalité (1)

 

« À défaut d’avoir recours à la force pour contrôler les populations, on peut parfaitement la contrôler par l’opinion » – Harold Laswell, spécialiste des médias.

Chaque jour, on se forme des opinions, sur le nouveau voisin, sur de nouveaux produits, sur les candidats aux élections, sur des découvertes scientifiques, les religions et croyances et sur ce qui se passe ici et ailleurs. Bref, on peut facilement dire que l’être humain en est un d’opinion.

Lorsque vient le temps de construire la réalité, on est tous submergés d’informations diverses. D’une part les informations proviennent de l’expérimentation directe, donc des cinq sens, et d’autre part, de l’expérimentation indirecte, c’est-à-dire d’une source d’information tierce : les proches, les voisins, les collègues, et dans la majorité des cas, des médias. Le cerveau collige toutes ces informations, lesquelles sont ensuite très utiles lorsqu’on porte un regard sur le monde. Et hop ! Tout ceci est analysé et devient ce qu’on pense être la réalité. Et voici que se pointe à l’horizon une question de taille : est-on sûr de ce qu’est la réalité, de ce qui est vrai et juste, ainsi que de ce qui ne l’est pas ?

De tous les sujets sur lesquels on se forme une opinion, quelle proportion provient de l’expérience directe par rapport à l’expérience indirecte, c’est-à-dire d’informations provenant de ce que disent les autres, et dans la majeure partie des cas, des médias ?

Tous les gens ont une opinion sur la guerre en Irak, le réchauffement planétaire, les minorités religieuses, sur les dirigeants du pays, sur l’économie régionale, nationale et mondiale. Mais contrairement à l’opinion qu’ils se sont forgée à propos du restaurant du coin en expérimentant eux-mêmes dans leurs cuisine, pour la majorité des cas, ce sont les sources d’informations intermédiaires qui forgent leur opinion.

Dans un monde aussi vaste, il est impératif de pouvoir se fier, en quelque sorte, sur ce que disent les autres, sur l’information qui est rapportée, donc, à cette source intermédiaire que sont les médias. En quelque sorte, à défaut de pouvoir expérimenter eux-mêmes, ils transposent l’expérimentation des médias pour en faire la leur.

Et ce, pour le meilleur comme pour le pire, puisqu’ils ont rarement la chance de vérifier par eux-mêmes, sur le terrain, si ce qui a été rapporté est conforme à la réalité, s’il n’y a pas eu de déformation des faits, de manipulation d’information.

En résumé, la perception de la réalité est beaucoup plus celle des autres, voir des médias, que la sienne. Et c’est là que les dérives les plus graves peuvent survenir. Si les médias jouent un rôle des plus utiles dans la société assoiffée d’information, on ne doit pas oublier pas que sans les médias, il n’y aurait jamais eu l’Holocauste, il n’y aurait jamais eu de génocide au Rwanda, il n’y aurait jamais eu de guerre en Irak, lesquels ont nécessité une mobilisation incroyable de l’opinion publique.

On doit se rappeler d’ailleurs que le rôle des médias a été largement reconnu par les tribunaux de Nuremberg et de La Haye. Les juges n’ont pas hésité à condamner plusieurs journalistes et directeurs de médias pour crime contre l’humanité, dans le cadre des génocides juifs et tutsis, alors qu’ils n’ont tué personne de leur propre main, mais tenus des propos qui ont généré des passions meurtrières. Alors, si les médias sont capables de mobiliser l’opinion publique pour des opérations aussi incroyablement perfides, imaginez ce que le système médiatique est capable de faire pour les enjeux quotidiens ?

Les médias : des entreprises commerciales d’abord et avant tout

Mais avant d’aller plus loin, on doit se poser cette question : que sont les médias au juste ? Nés avec la révolution industrielle du XIXe siècle et le développement de la démocratie (dont ils ont l’un des acteurs majeurs), les médias modernes sont des institutions, des entreprises qui se sont bâties une crédibilité en développant et en perfectionnant l’art de rapporter au plus grand nombre ce qui se fait, se vit, se raconte. Mais à ce titre, les médias ne sont pas que des entreprises de diffusion d’informations, dont le souci idéologique serait uniquement d’informer son public. Ils existent avant tout pour être rentables, pour offrir un rendement à son ou ses propriétaires, lesquels engrangeront les profits.

Cela ne vient pas nécessairement à l’esprit, mais comme les médias offrent leur information de façon pratiquement gratuite, ce sont les gens qui sont en réalité le « produit », lequel est vendu aux annonceurs en quête de visibilité, d’un auditoire, d’un lectorat.

On doit noter d’ailleurs à ce sujet, que 80% à 99% des revenus médiatiques proviennent de la publicité. Le reste provient, non seulement des abonnements, mais également de subventions régulières accordées par l’État.

Ce double objectif des médias, on doit constamment le garder en mémoire lorsqu’on ouvre un journal, regarde la télévision, écoute la radio, surfe sur Internet, car cette relation d’affaires constitue le premier de nombreux filtres par lesquels passent l’information avant d’être livrée au public.

Cinq grands filtres

À ce propos, les grands spécialistes des médias Edward Herman et Noam Chomsky ont mis à jour dans leur ouvrage Manufacturing consent cinq grands filtres qui régissent tant le choix des sujets abordés que l’ampleur et la qualité de leur couverture, avant même que leur traitement ne soit confié aux journalistes.

1. D’abord, l’information sélectionnée et diffusée le sera avant tout selon les orientations données par les propriétaires, lesquels sont généralement, rappelons-le, des gens très fortunés, avec un agenda corporatif et politique très développé. À ce sujet, on doit n’oublier pas que la ligne éditoriale de tout grand quotidien se veut toujours le reflet de la pensée de ses propriétaires.

2. Vient ensuite la dépendance envers de grandes sources de revenus publicitaires, pour assurer leur survie, et envers de grandes sources d’informations, pour assurer leur contenu. Plus souvent qu’autrement, ces sources sont les mêmes. Si le gouvernement est le plus grand annonceur dans les médias (devant l’automobile, les grandes entreprises et le commerce au détail – et autrefois le tabac –) il est aussi leur principale source d’information.

3. Puis il y a les entreprises, dont les firmes de relations publiques, pas du tout objectives et chargées de fabriquer le consentement du peuple, lesquelles jouent ont un grand rôle dans la diffusion de l’information. (Les journalistes y puisent une bonne partie de leurs informations et il n’est pas rare de voir des communiqués de presse être publiés de façon quasi intégrale !). Et en bout de ligne, on compte les groupes de pression et les agences de presse.

« Tout cela créé finalement, par symbiose, si l’on peut dire, une sorte d’affinité tant bureaucratique, économique et qu’idéologique entre les médias et ceux qui les alimentent, affinité née de la coïncidence des intérêts des uns et des autres », signale Normand Baillargeon dans son livre Petit cours d’autodéfense intellectuelle.

4. À ces sources, il faut ajouter les critiques des têtes dirigeantes de ce monde (intellectuels, gens d’affaires, têtes d’affiches et autres) qui n’hésitent pas à vouloir mettre les médias à leur main en s’érigeant en sources fiables. Leurs propos sortent de l’ordre de l’opinion et sont présentés comme des faits.

5. Il faut ajouter aussi comme source l’hostilité des médias envers tout groupe, mouvement ou personnes souhaitant bousculer l’ordre établi, généralement les mouvements de gauche, lesquels s’attaquent au système politico-religio-militaro-économique en place. Les nouvelles provenant de ces groupes seront généralement diffusées en utilisant un angle des plus négatifs ou, tout simplement, seront reléguées aux oubliettes.

« Au fil des ans, de conclure Baillargeon, avec une constance aussi prévisible que remarquable, les grands médias corporatistes ont, sur mille et autres sujets cruciaux, tendu à exposer, défendre et propager le point de vue des élites, lesquels possèdent ces même médias, et des élites politiques, qui est bien souvent exactement le même. Tout cela ne peut que limiter sérieusement la portée du débat démocratique, voire de le dénaturer profondément. »

Chasse à l’audimat

À ces cinq grands filtres d’Herman et Chomsky, on peut aussi ajouter la chasse à l’audimat et au tirage élevé. Plus ces derniers sont élevés, plus le média devient alléchant pour les annonceurs et plus le média sait garnir ses coffres. C’est ainsi que l’information diffusée en manchette ou en primeur n’est plus nécessairement triée selon son impact sur la société, mais aussi selon sa valeur marchande.

Quand un média québécois fait la manchette avec Céline Dion, par exemple, il augmente du coup ses ventes ou ses cotes d’écoute cette journée-là. Idem pour un grand rendez-vous sportif, un scandale sexuel ou une catastrophe naturelle. Difficile de résister à la tentation de jouer ça gros en page une…

C’est l’apologie des quatre « S » : le show business, le sexe, le sport et le sang. Si le show business, le sexe, le sport sont trois éléments très « vendeurs », le sang, en y englobant tout ce que craint le lecteur, est probablement le plus lucratif de tous.

Les gens adorent discuter et se renseigner sur tout ce qui leur fait peur : les guerres, le terrorisme, la pédophilie, les catastrophes naturelles, les épidémies, les sectes, tout y passe, avec l’intérêt, non pas de rassurer le public, mais plutôt d’amplifier ce phénomène de peur, ce qui permet aux médias d’étirer la sauce et même d’être redondant.

Le contrôle et la manipulation de l’information

C’est ainsi que d’autres informations qui ont un plus grand impact au sein de la société sont reléguées au second rang et se retrouvent avec moins de visibilité. Il est donc facile pour tout média de manipuler ainsi l’information. Pas nécessairement en diffusant des informations biaisées, mais plutôt en reléguant des informations importantes au second rang, voir en omettant de les diffuser, sous le prétexte qu’il n’y avait plus assez d’espace rédactionnel ou de temps d’antenne.

Si aujourd’hui on peut voir les grandes accusations et scandales défrayer les manchettes, demain on ne pourra voir, s’il y a lieu, les acquittements et rectifications des faits qu’en fin de journal ou de bulletin télévisé. Ce qui fait en sorte que les masses ne retiendront que les accusations, le scandale quoi, puisque la rectification des faits n’aura absolument pas eu la même attention de la part des médias, d’autant plus qu’un nouveau scandale du jour sera probablement venu occulter cette rectification.

Et si on ajoute à cela que l’importance de l’information sera calculée en fonction des idéologies politiques et les agendas cachés des propriétaires de journaux, on se retrouve devant un contenu qui est souvent fort biaisé et loin d’être conforme à la réalité.

Si, en théorie, le rôle des médias est de contrebalancer le pouvoir des gouvernements, en pratique, il ne joue ce rôle que partiellement. Lorsque vient la question d’une soit disant sécurité nationale (la guerre au terrorisme, la guerre en Afghanistan et, surtout, les deux guerres en Irak, en sont de bons exemples), toute la machine médiatique se met en branle et appuie les démarches gouvernementales.

En ne reprenant que l’information officielle des gouvernements, sans contre vérification (qu’on ne lui permet pas de faire d’ailleurs, souvent pour des questions de « sécurité nationale »…), elle perd totalement son sens critique. Tout média et tout journaliste allant à contre sens de ces politiques est lourdement sanctionné (il pourra être accusé notamment d’un manque d’esprit patriotique et tout cela se soldera souvent par des congédiements).

Les journalistes « ont abdiqué, sans suffisamment guerroyer, leur rôle de chiens de garde chargés, comme les y enjoint la constitution (…), de protéger les citoyens contre les mensonges et les abus du pouvoir. Ils se sont laissés dépouiller de leur fonction essentielle, qui est de définir l’information, de discerner, dans le fatras des faits du jour, ce qui est important et ce qui est exact. Ils ont abandonné à d’autres, à ceux qu’ils devraient contrôler, le pouvoir de déterminer non seulement l’agenda et la hiérarchie de l’information, mais bien plus gravement encore, les événements qu’il importe de couvrir et de traiter », analysait Jean-Paul Marthoz dans son essai Le journalisme en quête de repères aux Etats-Unis.

À ce titre, Normand Baillargeon en fait la démonstration avec la petite Nayirah, 15 ans, qui était venu témoigner devant la Chambre des Congrès américaine des horreurs perpétrées par les Irakiens lorsqu’ils ont envahi le Koweït en 1990. Sa description de l’attaque d’un hôpital koweitien, où elle était bénévole, par les soldats Irakiens, tuant ainsi plus de 300 bébés, a fait les manchettes du monde entier. C’est ce jour-là que Saddam Hussein est devenu le « Boucher de Bagdad ». Il était devenu primordial et urgent pour les nations occidentales, États-Unis en tête, d’attaquer le président Irakien.


Toutefois, ce témoignage qui a été l’argument numéro un évoqué à maintes reprises par les dirigeants américains pour attaquer Saddam Hussein s’est avéré en réalité être un coup monté ! Le tout avait été concocté par une firme de relations publique américaine qui avait obtenu un lucratif contrat de 10 millions de dollars avec les Koweitiens afin de former la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington, Nayirah al Sabah, à raconter cette fausse histoire.

Quand cette nouvelle est sortie, il était trop tard. Et afin de préserver l’honneur des autorités politiques ayant amené plus de vingt nations en guerre, il n’en fût question que dans de courts textes, publiés discrètement dans la section internationale de certains quotidiens. Bref, rien pour ameuter le public comme lors du témoignage de la jeune fille, un an plus tôt…

Lisez la deuxième partie de cet article

 

yogaesoteric
7 novembre 2018

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