René Guénon – Tantrisme Hindou (2)

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Tantrisme et magie

On a coutume, en Occident, d’attribuer au Tantrisme un caractère « magique », ou tout au moins de croire que la magie y joue un rôle prédominant ; il y a là une erreur d’interprétation en ce qui concerne le Tantrisme, et peut-être aussi en ce qui concerne la magie, au sujet de laquelle nos contemporains n’ont en général que des idées extrêmement vagues et confuses, ainsi que nous l’avons montré. Nous ne reviendrons pas présentement sur ce dernier point ; mais, prenant strictement la magie dans son sens propre, et supposant que ce soit bien ainsi qu’on l’entende, nous nous demanderons seulement ce qui, dans le Tantrisme lui-même, peut donner prétexte à cette fausse interprétation, car il est toujours plus intéressant d’expliquer une erreur que de s’en tenir à sa constatation pure et simple.

 

Tout d’abord, nous rappellerons que la magie, d’ordre si inférieur qu’elle soit en elle-même, est cependant une science traditionnelle authentique ; comme telle, elle peut légitimement avoir une place parmi les applications d’une doctrine orthodoxe, pourvu que ce ne soit que la place subordonnée et très secondaire qui convient à son caractère essentiellement contingent.

D’autre part, étant donné que le développement effectif des sciences traditionnelles particulières est déterminé en fait par les conditions propres à telle ou telle époque, il est naturel et en quelque sorte normal que les plus contingentes d’entre elles se développent surtout dans la période où l’humanité est la plus éloignée de l’intellectualité pure, c’est-à-dire dans le KALI-YUGA, et qu’ainsi elles y prennent, tout en restant dans les limites qui leur sont assignées par leur nature même, une importance qu’elles n’avaient jamais pu avoir dans les périodes antérieures. Les sciences traditionnelles, quelles qu’elles soient, peuvent toujours servir de « supports » pour s’élever à une connaissance d’ordre supérieur, et c’est cela qui, plus que ce qu’elles sont en elles-mêmes, leur confère une valeur proprement doctrinale ; mais, comme nous le disons d’autre part, de tels « supports », d’une façon générale, doivent devenir de plus en plus contingents à mesure que s’accomplit la « descente » cyclique, afin de demeurer adaptés aux possibilités humaines de chaque époque. Le développement des sciences traditionnelles inférieures n’est donc en somme qu’un cas particulier de cette « matérialisation » nécessaire des « supports » dont nous avons parlé ; mais, en même temps, il va de soi que les dangers de déviation deviennent d’autant plus grands qu’on va plus loin dans ce sens, et c’est pourquoi une science telle que la magie est manifestement parmi celles qui donnent lieu le plus facilement à toute sorte de déformations et d’usages illégitimes ; la déviation, dans tous les cas, n’est d’ailleurs imputable, en définitive, qu’aux conditions mêmes de cette période d’« obscuration » qu’est le KALI-YUGA.

Il est facile de comprendre la relation directe que toutes ces considérations ont avec le Tantrisme, spécialement adaptée au KALI-YUGA ; et, si l’on ajoute que, comme nous l’avons indiqué par ailleurs, le Tantrisme insiste tout spécialement sur la « puissance » comme moyen et même comme base possible de « réalisation », on ne pourra s’étonner qu’il doive accorder par là même une importance assez considérable, on pourrait même dire le maximum d’importance compatible avec leur relativité, aux sciences qui, d’une façon ou d’une autre, sont susceptibles de contribuer au développement de cette « puissance » dans un domaine quelconque. La magie étant évidemment dans ce cas, il ne s’agit nullement de contester qu’elle trouve ici une place ; mais ce qu’il faut dire nettement, c’est qu’elle ne saurait en aucune façon constituer l’essentiel du Tantrisme : cultiver la magie pour elle-même, aussi bien d’ailleurs que prendre pour but l’étude ou la production de « phénomènes » de n’importe quel genre, c’est s’enfermer dans l’illusion au lieu de tendre à s’en libérer ; ce n’est là que la déviation, et, par conséquent, ce n’est plus le Tantrisme, aspect d’une tradition orthodoxe et « voie » destinée à conduire l’être à la véritable « réalisation ».

On reconnaît généralement assez volontiers qu’il y a une initiation tantrique, mais, le plus souvent, sans se rendre compte de ce qui est réellement impliqué par là ; tout ce que nous avons exposé à maintes reprises, au sujet des fins spirituelles qui sont celles de toute initiation régulière sans aucune exception, nous dispense d’insister longuement sur ce point.

La magie comme telle, se référant exclusivement au domaine « psychique » par définition même, n’a assurément rien d’initiatique donc, si même il arrive qu’un rituel initiatique mette en œuvre certains éléments apparemment « magiques », il faudra nécessairement que, par le but qu’il leur assigne, et par la façon dont il les emploie en conformité avec ce but, il les « transforme » en quelque chose d’un tout autre ordre, où le « psychique » ne sera plus qu’un simple « support » du spirituel ; et ainsi ce n’est plus du tout de magie qu’il s’agira là en réalité, pas plus que, par exemple, il ne s’agit de géométrie quand on effectue rituellement le tracé d’un YANTRA ; le « support » pris dans sa « matérialité », si l’on peut s’exprimer ainsi, ne doit jamais être confondu avec le caractère d’ordre supérieur qui lui est essentiellement conféré par sa destination. Cette confusion ne peut être que le fait d’observateurs superficiels, incapables de voir quoi que ce soit au-delà des apparences formelles les plus extérieures, ce qui est bien en effet le cas de presque tous ceux qui, dans l’Occident moderne, ont voulu s’occuper de ces choses, et qui y ont toujours apporté toute l’incompréhension inhérente à la mentalité profane ; c’est d’ailleurs cette même confusion qui, remarquons-le en passant, est également au point de départ des interprétations « naturalistes » qu’ils ont prétendu donner de tout symbolisme traditionnel.

 

À ces quelques observations, nous ajouterons encore une autre d’un caractère un peu différent : on sait quelle est l’importance des éléments tantriques qui ont pénétré certaines formes du Bouddhisme, celles qui sont comprises dans la désignation générale de Mahâyâna ; mais, bien loin de n’être qu’un Bouddhisme « corrompu », ainsi qu’il est de mode de le dire en Occident, ces formes représentent au contraire le résultat d’une adaptation tout à fait traditionnelle du Bouddhisme. Qu’on ne puisse plus guère, dans certains cas, retrouver facilement les caractères propres au Bouddhisme originel, cela importe peu ; ou plutôt, cela même ne fait que témoigner de l’étendue de la transformation qui a été ainsi opérée. On peut alors poser cette question : comment une pareille chose pourrait-elle bien avoir été le fait du Tantrisme, si celui-ci n’était véritablement rien de plus ni d’autre que de la magie ? Il y a là une impossibilité parfaitement évidente pour quiconque a la moindre connaissance des réalités traditionnelles ; ce n’est d’ailleurs, au fond, que l’impossibilité même qu’il y a à ce que l’inférieur produise le supérieur, ou à ce que le « plus » sorte du « moins » ; mais cette absurdité n’est-elle pas, précisément, celle qui se trouve impliquée dans toute la pensée « évolutionniste » des Occidentaux modernes, et qui par là contribue, pour une large part, à fausser irrémédiablement toutes leurs conceptions ?

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ANNEXES

Lettre à A.K. Coomaraswamy, Le Caire, 27 janvier 1937 : « Je viens de recevoir votre lettre du 7 janvier, et je vous remercie de ce que vous voulez bien me proposer pour le cas d’un numéro sur le Tantrisme [Numéro spécial sur le Tantrisme hindou, n° 212-213, août-septembre, 1937]; il me semble que cela serait fort intéressant en effet. – La principale difficulté du projet de ce numéro me paraît être de trouver un moyen de délimiter le domaine de ce qui doit être considéré ou non comme tantrique ; cette question est beaucoup plus compliquée qu’on ne le suppose généralement en Occident ! En tout cas, je pense bien aussi qu’il ne s’agit pas là d’un développement tardif à moins qu’on entende ce mot en ce sens qu’il est propre du KALI-YUGA, ce qui en reporterait l’origine assez loin encore… – Quoiqu’il en soit, c’est surtout la façon dont on pourrait formuler une sorte de définition générale du tantrisme qui me paraît assez embarrassante ; voudriez-vous me dire ce que vous en pensez ? »

Lettre à A.K. Coomaraswamy, Le Caire, 8 avril 1937 : « – À ce propos, il semble qu’on doive décidément s’arrêter à l’idée du Tantrisme pour le numéro spécial des E.T., qui sera comme d’habitude le numéro d’août-septembre ; je me permettrais donc de vous rappeler l’article que vous avez bien voulu me promettre en ce cas, quoique ce ne soit pas encore tout à fait urgent… Le point le plus ennuyeux actuellement pour la réussite de ce projet, c’est que M. Préau se déclare assez embarrassé pour trouver un texte tantrique qui soit à la fois intéressant et traduisible ; s’il vous était possible de nous suggérer quelque idée, cela encore nous rendrait un grand service ! »

Lettre à Vasile Lovinescu, Le Caire, 30 décembre 1936 : « Ce que j’ai voulu dire pour le Tantrisme, c’est qu’il est en quelque sorte diffus dans toute la doctrine hindoue, du moins sous sa forme présente (je veux dire depuis le début du KALI-YUGA), et qu’il est réellement impossible de lui assigner des limites nettement définies. Pour ce qui est de Shankarâchârya, il existe de lui des hymnes qui sont nettement tantriques, même dans un sens plus ordinaire et plus restreint, puisqu’ils sont adressés à la “ SHAKTI ”. Dans les temps modernes, Râmakrishna a été avant tout “ SHAKTA ”, donc tantrique ; on ne voit cependant pas qu’il se soit jamais occupé spécialement du KUNDALINI-YOGA ».

Lettre à Vasile Lovinescu, Le Caire, 16 mars 1937 : « Les Tantras sont présentés sous formes de dialogues entre SHIVA et SHAKTI ; c’est sans doute pourquoi on a l’habitude de considérer le tantrisme comme impliquant essentiellement la considération de ces deux principes complémentaires ; mais en réalité il peut y avoir, en dehors de cela, bien d’autres choses qui soient inspirées plus ou moins directement de la doctrine des Tantras ; et on peut parler d’un tantrisme en quelque sorte diffus, non pas seulement dans le Shivaïsme, mais même aussi dans le Vishnouïsme, tout au moins dans les formes qu’ils revêtent actuellement l’un et l’autre ; bien entendu, tout cela est presque impossible à délimiter exactement. »

Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues, chap. IV – À propos du Bouddhisme (1921) : La question des rapports du Bouddhisme avec le Taoïsme est encore relativement facile à élucider, à la condition, bien entendu, de savoir ce qu’est le Taoïsme ; mais il faut reconnaître qu’il en est de plus complexes ; c’est surtout le cas lorsqu’il s’agit, non plus d’éléments appartenant à des traditions étrangères à l’Inde, mais bien d’éléments hindous, au sujet desquels il peut être difficile de dire s’ils ont toujours été plus ou moins étroitement associés au Bouddhisme, du fait même de l’origine indienne de celui-ci, ou s’ils ne se sont intégrés qu’après coup à certaines de ses formes. Il en est ainsi, par exemple, pour les éléments shivaïstes qui tiennent une si grande place dans le Bouddhisme thibétain, désigné communément sous le nom assez peu correct de « Lamaïsme » ; cela n’est d’ailleurs pas exclusivement particulier au Tibet, car on rencontre aussi à Java un SHIVA-BUDDHA qui témoigne d’une semblable association poussée aussi loin qu’il est possible. En fait, la solution de cette question pourrait se trouver dans l’étude des relations du Bouddhisme, même originel, avec le Tantrisme mais ce dernier est si mal connu en Occident qu’il serait à peu près inutile d’en parler sans entrer dans de trop longues considérations qui ne sauraient trouver place ici ; aussi nous bornerons-nous à cette simple indication, pour la même raison qui nous a déterminé à ne faire qu’une brève mention de la civilisation tibétaine en dépit de son importance, lorsque nous avons énuméré les grandes divisions de l’Orient.

Compte-rendu Études Traditionnelles : « Arthur et Ellen Avalon – Hymnes à la Déesse, traduits du sanscrit avec introduction et notes. – 1 vol. in-16° de 80 pp., Petite Collection Orientaliste, Bossard, Paris, 19231. – Sir John Woodroffe est un Anglais qui, chose fort rare, s’est véritablement intéressé aux doctrines de l’Inde, et qui, sous le pseudonyme d’Arthur Avalon, a publié de nombreux ouvrages dans lesquels il se propose de faire connaître le tantrisme, c’est-à-dire un des aspects de ces doctrines qui sont le plus complètement ignorés du public européen. Celui de ces ouvrages dont la traduction française vient de paraître (et il faut espérer que d’autres suivront) contient huit hymnes de provenances diverses, mais qui ont pour caractère commun d’envisager la Divinité sous un aspect féminin. Nous reproduirons seulement ici un extrait de l’introduction : “ La Cause Suprême est regardée comme une mère parce qu’elle conçoit l’univers en son sein par la divine Imagination (KALPANA) du Grand Moi (PURNAHAM), le porte et le met au jour, le nourrit et le protège avec une tendresse toute maternelle. Elle est la Puissance ou SHAKTI de l’Être, le Cœur du Seigneur Suprême. Elle et lui sont l’aspect double de la Réalité Unique ; éternelle, immuable en soi, en tant que SHIVA ; Dieu en action en tant que SHAKTI ou Puissance, et comme telle, cause de tout changement, omniprésente dans les formes innombrables des individualités et des choses sujettes au changement… Le culte de la Mère est très ancien. Il appartenait déjà à la civilisation méditerranéenne la plus reculée… Il n’est pas, comme certains auteurs l’ont prétendu, une forme religieuse limitée à une secte. »

Compte-rendu dans le Voile d’Isis, octobre 1929 : « – Dans le Lotus Bleu, il n’y a toujours d’intéressant à signaler que les excellentes études de M. J. Marquès-Rivière : Le Bouddhisme tantrique (n° de mai), La Science du Vide dans le Bouddhisme du Nord (n° de juin), auxquelles on ne pourrait reprocher qu’un peu trop de concision. De la conclusion du premier de ces deux articles, nous détachons ces quelques lignes qui expriment une pensée très juste : “ Il ne faut pas se hâter de conclure d’une façon définitive, comme l’ont fait maints auteurs. La science des Tantras est multiforme. Elle peut être une très bonne et une effroyable chose. La volonté et l’intention de l’opération fait tout… C’est la Science de la Vie et de la Mort… Que l’on discute longuement sur le “ comment ” et le “ quand ” de l’introduction du Tantrisme dans le Bouddhisme, cela me paraît très secondaire, car sans solution possible. Le Tantrisme remonte fort loin dans la tradition. Que par l’évolution de l’âge actuel il ait pris et prenne encore une certaine prédominance, cela est possible. Mais conclure à la “ dégénérescence ” et à la “ sorcellerie ”, c’est ignorer les données du problème. » »

Études sur l’Hindouisme, compte-rendu du livre de Robert Bleichsteiner, L’Église jaune : « À ce propos, signalons, bien qu’elle se trouve dans une autre partie du livre, une remarque assez intéressante, ou qui du moins pourrait l’être si l’on savait en tirer les conséquences ; les points de contact du Lamaïsme avec le Chamanisme “ ne s’expliquent pas par les influences que le Bouddhisme a subies en Mongolie et dans le Tibet de la part des théories qui y prévalent ; il s’agit exclusivement de traits déjà attestés dans le Tantrisme indien, et qui, de ce pays, sont allés se combiner aux idées du Lamaïsme ” ; mais au lieu de voir là des indices d’une source traditionnelle commune, et qui peut d’ailleurs remonter fort loin, l’auteur se contente de déclarer que “ l’explication de ces remarquables rencontres doit être laissée à des recherches ultérieures ”… »

Études sur l’Hindouisme, Kundalinî-yoga, publié dans le Voile d’Isis, octobre-novembre 1933 : « Il a déjà été question ici à diverses reprises des ouvrages d’Arthur Avalon (sir John Woodroffe), consacrés à l’un des aspects les plus mal connus des doctrines hindoues ; ce qu’on appelle le “ tantrisme ”, parce qu’il se base sur les traités désignés sous le nom générique de TANTRAS, et qui est d’ailleurs beaucoup plus étendu et moins nettement délimité qu’on ne le croit d’ordinaire, a toujours été, en effet, à peu près entièrement laissé de côté par les orientalistes, qui en ont été écartés à la fois par la difficulté de le comprendre et par certains préjugés, ceux-ci n’étant d’ailleurs que la conséquence directe de leur incompréhension. »
 
 
 

yogaesoteric

28 mars 2018

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